L’expertise technique : Est-ce l’unique élément de valeur chez un professionnel ?

Très souvent, je discute avec des professionnels qui me font l’éloge de leur grande expertise technique. Et aussi trop souvent, ces mêmes personnes sont convaincues que cette expertise est la seule carte qui leur permettra de se distinguer à l’interne qu’à l’externe et « de gagner le droit » pour obtenir plus de mandats, plus de responsabilité. Est-ce vraiment le cas ? Voici une petite histoire qui vous permettra peut-être d’envisager aussi d’autres éléments, qui sont, à mes yeux aussi importants.
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Je vais me souvenir longtemps de cette rencontre avec l’un des associés des plus respectés d’une grande firme de service professionnel, il y a déjà de nombreuses années ;un associé, pour qui personnellement j’ai, et toujours eu, beaucoup de respect. Il a tant accompli et a franchi tant de difficultés et défis qu’il a pu surpasser au cours de sa carrière. Tout au long d’une riche carrière, lui le défricheur, le bâtisseur, a pris sur lui les défis les plus importants, et les responsabilités les plus grandes. Mais au-delà de ses réalisations, il y a l’homme derrière ; un homme d’une grande sagesse.

En cette belle fin de journée d’été, dans un grand bureau largement vitré ; je regardais doucement se coucher le soleil du haut de ce haut immeuble portant une attention particulière sur les couleurs du soleil sur l’eau. Il entra alors dans son bureau, alors que je l’attendais déjà depuis un moment.

« Je suis désolé de t’avoir fait attendre, mais j’avais des trucs de dernières minutes à compléter, car je quitte bientôt pour la retraite, et tu ne peux pas t’imaginer combien de trucs il faut faire pour qu’ils “me foutent enfin à la porte», me dit il avec un grand sourire.

Il s’approche alors de la petite table ronde de discussion où j’étais assis, et s’installa.

‘Alors, que puis-je faire pour toi, mon cher ?»

‘Comme vous le savez, je réfléchis aux meilleures façons pour aider nos jeunes professionnels à grandir dans leur pratique. Personnellement, je ne crois pas que nous devons uniquement leur donner des outils et des façons de faire, mais les aider vraiment. Je crois que ce qui est important c’est avant tout leur donner le ‘gout’ d’aller plus loin, de se surpasser, et de bâtir quelques choses. Car vous le savez mieux que tous, ils sont confortables dans leur zone de confort et n’ont aucun intérêt à vouloir changer. Plusieurs pensent que l’unique fait qu’ils aient un bureau ici , qu’ils ont une expertise pointue, qu’ils connaissent mieux que tous ces éléments techniques ultras pertinents, que c’est suffisant pour avoir une grande valeur auprès de leurs supérieurs, leurs pairs et de leurs clients. Je crois qu’il y a beaucoup plus… Il faut qu’ils apprennent à devenir des humains et non pas uniquement des machines à remplir des formulaires… »

L’associé m’écouta pendant de longues minutes, en se grattant le menton, pendant que je lui exposai mes théories et mes conclusions. Quand j’eut fini, il se leva, alla à son bureau et rapportant une tablette de papier et un crayon.

‘Comme tu sais, je vais prendre ma retraite bientôt, et je te confie la mission que je me suis donnée il y a longtemps. Cela fait des dizaines de fois que j’en parle, et comme je ne serai plus là bientôt, il devra y avoir quelqu’un d’autre qui le fasse à ma place.’

Il me dessina ceci :

Il m’expliqua :

‘Prenons un graphique avec au bas les années d’expérience du professionnel et à gauche la ‘valeur du professionnel’. L’échelle a peu d’importance pour la démonstration, mais prenons de 1 à 8 pour fin de discussion. Généralement parlant, voici la courbe que j’ai remarquée au cours des années. En ce sens, les jeunes professionnels arrivent au Cabinet avec une certaine expertise technique qui croit régulièrement tout au long du premier tiers de leur carrière. Ils apprennent toujours de plus en plus, et de mieux en mieux les rudiments techniques de leur travail, et ce régulièrement.

Et puis, après 10 et 15 ans d’expérience, s’ils ont bien progressé, ils ont bien sûr de nouvelles promotions et de nouvelles responsabilités qui sont souvent très loin de l’expertise technique. Ils deviennent associés, et ils doivent maintenant faire de la gestion de la clientèle, la gestion d’équipe, jouer aux alliances internes et externes et un jour vient ou nous devons leurs demander d’aller chercher de la nouvelle clientèle. En ce sens, ils ont de moins en moins de temps à consacrer à leur expertise technique, qui inévitablement décroit avec le temps, remplacé par des plus jeunes, qui eux sont dans le premier tiers de leur carrière. En plus, nous le savons tous, plus nous vieillissons, plus l’expertise se complexifie et moins nous apprenons facilement. C’est triste, mais c’est avant tout humain… On vieillit et c’est la vie !

Bien sûr, dans ce domaine j’exclus les ‘génies’ ou ceux qui feront de l’expertise technique une carrière complète. Cette très petite portion de la population réussira, avec de grands efforts, à conserver une courbe ascendante malgré leur responsabilité et leur nouveau rôle. Mais c’est l’exception…

La vaste majorité des professionnels évolueront selon cette même courbe qui descendra inévitablement.

‘Si tu suis bien mon raisonnement, l’expertise technique permettra au mieux d’avoir une valeur de 5, et ce après 20 ans de service… Ce qui est peu, et qui n’apporte pas d’avenir vraiment et surtout affecte la valeur non pas uniquement du professionnel, mais du Cabinet dans son ensemble.

En ce sens, ce que nous oublions souvent d’évaluer cette autre courbe » et il reprit de graphique et dessina une nouvelle droite.

‘Comme tu vois, ce qui fait la différence entre un professionnel et un autre, rendu à un certain niveau, ce n’est plus son expertise technique, mais son expertise relationnelle. Celle qui lui permet de mobiliser ses troupes, de les inspirer, faire d’eux les meilleurs, savoir convaincre, savoir bâtir des relations… En fait, tout ce que tu me racontes aujourd’hui est tout ce qu’il faut leur faire comprendre. Comprendre qu’ils ont besoin d’avoir ses aptitudes relationnelles pour pouvoir passer à l’autre étape, pour devenir un professionnel de valeur supérieur à 5.

Ce que l’on demande aujourd’hui à un associé, c’est d’être avant tout un bon chef, un être mobilisant qui va permettra à toute son équipe d’aller plus haut et d’aller plus loin. Il doit le faire non pas uniquement parce qu’il aime son équipe, il doit le faire pour la valeur collective du travail. Car lui comme unique professionnel sera un jour ou l’autre sujet au déclin de son expertise technique. Il doit avoir pu bâtir son équipe autour de lui. Il doit leur avoir insufflé son énergie… ’

Il se cala dans son fauteuil, prit une gorgée d’eau et continua sous le ton de la taquinerie…

‘Et parmi ces aptitudes relationnelles, viennent bien sur les aptitudes en développement des affaires. Car sans aptitude relationnelle, le développement des affaires est voué à l’échec ou a un succès bien mitigé’. Il fit une pause et me fit un large sourire.

‘Voilà, par ton travail sur le développement des affaires, tu permettras à un paquet de jeunes de devenir de meilleurs professionnels… Et pas uniquement d’entrer des mandats supplémentaires…

Il prit alors une grande gorgée d’eau et fit une longue pause pendant que j’absorbais cette information. Après un long moment de silence, il me dit en me présentant sa main, signe que l’entretien était terminé :

‘Et maintenant c’est à toi de continuer ma mission’

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Depuis bien des années maintenant, je me promène avec ce graphique et l’explique aux jeunes et moins jeunes professionnels que je rencontre, utilisant la même analogie que ce mentor avait utilisée. Je continue sa mission, tentant de faire comprendre qu’il y a plus que l’expertise technique, que le salut passe par les aptitudes relationnelles.

Récemment, je le présentais à un associé sénior d’un autre Cabinet tout aussi respecté. Il écouta cette histoire et se permis un commentaire dès plus pertinent.

‘Il manque quelque chose à ton graphique’

Il prit alors ma tablette (électronique cette fois) et dessina une autre droite.

Il m’expliqua :

‘La dernière droite est la capacité de jugement. Il est essentiel et même plus pertinent quelquefois de développer sa propre capacité de jugement en premier lieu. Cette capacité qui nous permet de prendre les bonnes décisions au bon moment, celle qui nous permet de comprendre les choses, et d’aller plus loin que les évidences. Cette capacité qui nous permet de servir plus que nos clients, servir notre Cabinet, et servir pour grandir. Elle permet d’éviter les erreurs qui elles, peuvent avoir des impacts immenses sur leur carrière, mais aussi pour tout le Cabinet dans son ensemble. Et nous devons avouer que nous laissons trop souvent nos gens sans ressources véritables pour développer cette capacité.’

‘Une remarque particulièrement pertinente à mon avis… ’

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Maintenant quelques questions pour vous :

— Avez-vous le sentiment profond que de développer votre capacité technique est l’unique travail que vous devez faire tout au long de votre carrière ?
— Prenez-vous des moyens concrets qui vous aideront à développer vos aptitudes relationnelles ? Êtes-vous ouverts à le faire ?
— Que faites-vous pour développer votre capacité de jugement ? Que faites-vous pour vous aider à prendre des décisions difficiles ? Vous sentez-vous seul à le faire ?

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Finalement, il me fait plaisir aujourd’hui de publier les apprentissages de ce ‘vieux sage’ qui maintenant à la retraite, continue certainement toujours sa mission, sur d’autres terrains, sur d’autres batailles. Alors, je peux vous dire Cher Monsieur D. vos apprentissages et votre bonne parole sont toujours d’actualité, et toujours présents. Merci du fond du cœur au nom de tous les ‘jeunes qui ont compris’.

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